ARIAS, un plan-séquence de 9 mn 

VIDEO  : https://vimeo.com/867099484/83c502765e


 SYNOPSIS

Aria n.m. = mot vieilli, terme populaire signifiant embarras.

Aria n.f. = mélodie vocale ou instrumentale. Une aria de Bach.

Intérieur, noir, plan fixe. De dehors, on perçoit des cris d'enfants qui jouent, assourdis. Bruit de porte. La lumière de l'extérieure éclaire un peu la scène encore pleine d'ombre. Le lieu ; un amas d'objets divers remplit tout le champ de vision. Un piano s'y trouve aussi, coffre ouvert, on distingue les marteaux plus ou moins alignés. On allume la lumière, bruit de pas, une femme apparaît, s'assoit devant l'instrument, déploie une partition - elle est bien habillée –, commence à jouer. Le piano du fond de l'abîme répond par des notes chaotiques. L'interprète, concentrée, précise - comme en concert -, va jusqu'au bout de l'aria. Elle referme la partition, se lève, quitte la scène. La lumière s'éteint, des cris d'oiseaux, noir.


Il m'aura fallu plusieurs années pour faire converger un lieu exprimant une interrogation sur son statut, un piano travaillé par les aléas du temps et une instrumentiste acceptant de jouer sur un tel instrument, en phase avec l'esprit de ma proposition filmée.

Filmé en plan séquence pour éprouver le temps le plus naturellement possible et en plan fixe pour un unique point de vue de la caméra, avec une grande profondeur de champ afin d'avoir toute la surface de la scène sur un même niveau de visibilité, sans hiérarchie : l'interprète comme les amoncellements d'objets. Ainsi composée, la scène devient un lieu fantasmagorique dans lequel le-la spectateur.trice-regardeur.se-auditeur.trice voyage librementautant dans le temps que dans l'espace.


Quelques éléments qui ont présidés à la création d'Arias


1# mon grand-père

Mon grand-père a joué du violon toute sa vie, c'était un homme intimidant et je l'aimais beaucoup. Seul devant son pupitre, j'étais souvent dans la pièce avec lui, silencieux. Mon grand-père jouait du violon, mais il était très sourd. On ne peut pas accorder un violon en étant sourd. Donc il jouait faux, et moi j'entendais bien que c'était faux. J'entendais bien qu'il jouait faux les partitions de Bach ou autres. Et quand il jouait, cet homme austère s'animait, vivait sa passion à l'intérieur… et je l'écoutais avec ravissement. 

Ces séances de musique si particulières ont éduqué les oreilles du gamin que j'étais à d'autres musiques, d'autres « modes musicaux », et j'ai adoré Schoenberg (dodécaphonisme) Stockhausen, Olivier Messiaen ou Xénakis par exemple ou... ou le piano préparé et 4,33mn de John Cage.

2# John Cage

Musiques pour piano préparé.

Une fois préparé, le piano devient un instrument à produire des variations de timbres. Cage amène l’auditeur à porter son attention à la surface  du son. Il pense, comme Duchamp avant lui, en termes de sculpture sonore.

4,33mn d'attention au silence.

[…] Dans le « silence » de 4’33’’ s’engouffre la rumeur du monde et tous les discours. Dit la note de présentation d'un concert John Cage au centre Pompidou. Pour le compositeur tout son est musique.

3# Bach BWV 988, aria et Glen Gould 

Pourquoi l 'Aria BWV988

Dans certains enregistrements que Glen Gould a réalisé, la première note qui rompt le silence, celle par qui le son arrive semble sourdre du silence même, comme si elle était une partie de celui-ci, l'inscrivant ainsi dans la partition. Esprit John Cage ? L'instrument de Arias est un piano « préparé » par les hasards de son histoire, c'est lui le co-interprète de la partition. Esprit John Cage sans doute !



Glenn Gould encore...

Glenn Gould, entretiens avec Jonathan Cott (Les belles lettres p.48)

[…] Cela m'est arrivé à Tel-Aviv à la fin de 1958, en fait je donnais une série de concerts sur un piano absolument pourri […]. Je devais donner une petite douzaine de concerts en dix-huit jours […] et sur les onze concerts il me fallait en donner huit sur cette horreur.

Toujours est-il qu'un jour je devais changer de programme, ce qui représentait pour moi un problème réel, parce que jusque-là j'avais fonctionné sur une espèce de mémoire tactile que j'avais gardée du précédent programme ; mais là il fallait tout changer subitement. J'avais à travailler un peu, et c'est là que les choses se sont gâtées. L'après-midi du premier des concerts de cette série, j'étais allé à une répétition misérable, et j'avais joué vraiment comme un cochon : le piano avait fini par m'avoir. Je jouais sur son terrain. […] et j'étais vraiment très inquiet : je ne pouvais pas jouer correctement une gamme d'ut majeur. Apparemment, j'étais incapable de m'exprimer en d'autres termes que ceux qui m'étaient fournis par ce piano.

[…] Je décidai que le seul moyen de sauver le concert était de recréer les circonstances tactiles les plus parfaites que je connaissais. Ma référence à l'époque était un piano, que j'ai toujours […] . Ce piano m'a servi de prototype pour celui que j'utilise dans mes enregistrements[…] : j'y ai découvert un équilibre entre la profondeur de l'enfoncement et la rapidité avec laquelle les touches remontent, […] ; j'ai décidé qu'il fallait m'imaginer dans mon living-room… et d'abord imaginer le living-room lui-même, […] . Puis j'ai essayé de tout localiser, de voir le piano, et puis… -voilà qui est ridiculement yogistique, je ne l'avais jamais fait au paravant, […] Dieu merci, cela a fonctionné. Bref, j'étais dans ma voiture, à regarder la mer, avec tout cela dans la tête, et a essayer désespérément d'exister avec cette image tactile en moi, pendant le reste de la journée. Le soir, je me rendis à l'auditorium, donnai mon concert dans un état encore inconnu d'exaltation totale ; j'étais absolument libéré de ce pachyderme.